2000 km le long de la piste Ho Chi Minh – Vietnam | Laos | Cambodge
16 juin au 16 octobre 2009


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Responsable du projet

32 ans. Depuis dix ans, elle associe sa passion de l’image et du voyage à son engagement éco-citoyen. Au Liban et en Arménie, elle vit ses premières expériences solidaires, puis 18 mois de nomadisme en Amérique Latine l’entraînent au coeur des peuples indigènes, d’où elle ramène deux reportages. Formée à l’INA en réalisation documentaire, elle repart à l’aventure en 2006 sur l’île de Madagascar, sillonnant à pied 1500km de pistes. Son road-movie « L’Ile Rouge, pas à pas », diffusé sur Escales et Voyage, lui a valu de nombreuses récompenses à travers la France, le Canada et l’Océan Indien.

Membres de l’équipe

voyageur, responsable photo

32 ans. Il quitte il y a quelques années les salles de rédaction pour partir à la rencontre du monde dans sa diversité. Voyageur-cycliste, il traverse à vélo l’Europe de l’Est, l’Asie centrale, la Chine, le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh. Ses périples au long cours ne visent pas la réalisation d’exploits sportifs mais bien la rencontre avec le bout du monde ; il en a tiré deux films et un livre. En 2003, il fonde l’association des passionnés de voyage, Culture-Aventure. Directeur opérationnel et chargé de la programmation, il organise depuis 2007 au cœur de Paris le festival Culture-Aventure.

 

 

 

 

Synthèse du projet

INDOCHINE, SUR LE CHEMIN DE LA LIBERTE

Les objectifs

1. Être les premiers Occidentaux à reconstituer à pied la Piste Ho Chi Minh, marcher pour parvenir jusqu’aux endroits les plus inaccessibles, partager le plaisir des chemins non balisés, remettre en question ses repères.

2. Parcourir des territoires chargés d’histoire, vivre les réalités de pays au contexte géopolitique troublé, soutenir le travail de ceux qui oeuvrent dans l’ombre à davantage de liberté, de justice... 

3. Filmer et écrire pour rendre compte, se faire porte-parole des sans-voix, partager l’émotion du voyage, porter un regard bienveillant, proposer un point de vue différent des médias.

Les résultats

Nous sommes heureux d’annoncer que les intentions précitées sont devenues réalité. Pour reprendre les trois objectifs fixés avant le départ, voici un bref rapport les concernant :

1. Le défi sportif. Nous avons réussi à effectuer en intégralité le parcours prévu. Nous avons quitté Hanoi en train pour rejoindre le Km0 de la piste. A partir de ce point, nous n’avons pas dérogé à la règle de la marche à pied, si ce n’est à trois reprises : deux fois sous la contrainte de la police (motos des policiers, bus sur 80km car expulsion de la région), une fois pour cause d’inondations nous empêchant de progresser (pirogue pour rejoindre un autre tronçon de la piste, épargné par les pluies torrentielles). Malgré des chaleurs effrayantes (environ 40°C), la saison des pluies et les inondations, le manque de cartes précises, les montagnes isolées, la barrière de la langue infranchissable, une nourriture très peu variée, nous sommes parvenus à notre destination finale, Ho Chi Minh Ville, après avoir parcouru 1875km à pied...

2. La rencontre. Nous avons vécu une multitude d’échanges et de rencontres, dans des circonstances extrêmement variées. Notre vulnérabilité de marcheurs et notre volonté de trouver refuge chez l’habitant chaque nuit ont mis sur notre route une très grande diversité de personnalités, de milieux, de cultures, de religions. Comme nous le désirions, nous avons ainsi plongé dans l’histoire de la piste et de la région, dans un incessant aller-retour entre le passé et le présent. Une passionnante expérience ! Concernant les personnes engagées dans la lutte pour la liberté, nous avons mené six interviews de témoins emblématiques.

3. Le témoignage. Nous avons rapporté 40 heures de rushs filmés, près de 3000 photos et plus de 200 pages de notes écrites. Le film est produit par Gédéon Programmes, ce qui assure une bonne diffusion de notre expérience sur les canaux TV et en festivals. Quant au récit de notre expédition, François doit rédiger un manuscrit puis rechercher un éditeur. Tout ce travail est en cours...

COMPTE-RENDU CHRONOLOGIQUE

Marcher sur la piste Ho Chi Minh, c’est un peu comme parcourir un livre d’histoire... La Grande Histoire et des centaines d’intrigues personnelles.

A pérégriner à pied, on s’offre le temps de plonger dans la réalité d’un passé et de s’inviter dans la vie de plusieurs dizaines de familles, héritières d’une histoire commune. Sous nos pas, le passé prend vie pour mieux déchiffrer le présent, la piste devient visages, l’histoire devient mémoire vivante.

Notre histoire à nous commence en ce jour de juin 2009, au Nord Vietnam. Nous sommes à Hanoi, la Rouge, dans une ville fliquée et quadrillée. Sur la terrasse d’un café discret et bon marché, situé non loin de la cathédrale, Jean-Paul nous a donné rendez-vous. L’histoire de la piste Ho Chi Minh, il la connaît par cœur. Car cet axe, il l’a arpenté, en long et en large. C’était en 1959, au moment même où cette piste prenait forme, elle n’était encore qu’un boyau de terre à travers les jungles des contreforts du Truong Son. Elle partait des environs d’Hanoi et devait descendre peu à peu vers le Sud pour gagner les territoires ennemis. Il la sillonnait encore début 70 alors que des milliers de camions y transitaient désormais, dans un réseau sophistiqué d’artères bien tracées et entretenues jusqu’à l’ultime jour de bataille, marqué par la prise de Saigon, un matin d’avril 1975.

Brouhaha et marchands des rues nous plongent au cœur de l’Asie moderne, excitante, à l’aube de notre épopée pédestre et historique, longue de quatre mois, sur l’itinéraire de la fascinante piste Ho Chi Minh.Notre aventure s’inaugure là où les autorités vietnamiennes, très enclines à célébrer la piste, ont érigé Le monument du KM 0. Tân Ky, ancien départ de la piste. C’est donc aussi le KM 0 de notre périple qui, si tout va bien, mènera nos pas sur 2000km de pérégrination, à la croisée d’histoires intimes et du destin de trois pays : le Vietnam, le Laos et le Cambodge.

Ainsi s’amorce notre procession, un chemin de terre ou vaguement cimenté, traversant de petits villages paysans. L’accueil est bienveillant, que ce soit pour nous offrir un peu d’eau potable bouillie sur le foyer, un peu d’ombre pour la sieste, un thé (qui est) toujours prêt pour le passant ou le voisin, ou que ce soit pour la nuit. On nous libère généralement un lit et une moustiquaire, destinés aux visiteurs incongrus que nous sommes à leurs yeux. Ce soir, pour notre première nuitée, la famille de Kiêm tue une poule et prépare le festin en notre honneur, malgré les policiers qui jouent les trouble-fête. Désormais, c’est chaque soir que nous serons gratifiés de leur visite, pour un contrôle de nos papiers. Une suspicion sournoise flotte dans l’air.

Alors que nous traversons les plaines du Nghê An sur nos deux cents premiers kilomètres, nous croisons avec effarement un vélo sans pédale ni chaîne, dont le manche a été rallongé par un bout de bois. Flash-back : photos d’archives, musée d’Hanoi ! Oui, c’est bien ce même vélo, transformé et adapté aux conditions éprouvantes de la piste Ho Chi Minh, que les milliers de soldats mais aussi de volontaires, de femmes parfois, ont poussé à bout de force. La piste Ho Chi Minh ébauche une histoire de travail forcé, de danger, de bravoure. En 1959, lorsque le général Giap orchestre la construction de cette piste, ce sont des villages entiers qui sont réquisitionnés pour soutenir les soldats et l’effort de guerre généralisé. Tout en secret, cachés par une nature luxuriante, certains travaillent dur pour façonner cette piste. Ils rebouchent inlassablement les cavités béantes formées par les obus américains, entretiennent ce réseau de plus en plus dense de chemins qui doivent relier le Nord au Sud du pays, faisant transiter en toute confidentialité des centaines de troupes. Les autres sont enrôlés pour maintenir une chaîne ininterrompue de ravitaillement. Sur ces vélos de fortune, ce sont des tonnes d’armes, de munitions, de denrées, de matériel militaire et médical, de carburant, qui approvisionnent les guerriers partis combattre sur le front.

D’ailleurs, qui sait si cela tient de l’époque..., mais les Vietnamiens nous sidèrent sur la route, par leur faculté à maintenir en équilibre des cargaisons insensées sur le petit porte-bagages de leur vélo ou mobylette : des lits, des armoires, des centaines de chaises, un vrai numéro de cirque !

Après huit jours de marche, parvenant au carrefour de Dong Loc (croisement où convergent deux branches stratégiques de la Piste), nous pénétrons dans notre premier sanctuaire, monument érigé en hommage aux victimes de la guerre. Car la piste Ho Chi Minh, c’est une histoire de héros... Parmi 300.000 militaires et volontaires engagés dans l’entretien et l’élargissement du réseau, officiellement 20.000 sont tombés pour la patrie en seize années de lutte armée. C’est peut-être dix fois plus en réalité. Ici, on honore la mémoire de huit jeunes femmes volontaires sacrifiées. Les visiteurs vietnamiens, nombreux, s’y arrêtent pour une minute de silence, de reconnaissance, et brûlent un bâton d’encens.

Le lendemain, nous faisons halte au cimetière national de Truong Son, dédié aux dizaines de milliers de soldats, morts au combat sur la piste Ho Chi Minh, et de quelques 300.000 encore portés disparus. Des rangées de stèles s’étirent, sur lesquelles on peut lire « Liêt Sy » -« héros »- dont la plupart sont anonymes. De ces cadavres sans nom, il arrive d’en retrouver encore quelques ossements, au hasard de la jungle. Alors, on poursuit distraitement la construction de nouvelles sépultures...

C’est d’ailleurs tout le pays qui est en construction... Les routes, les maisons, l’électricité. La télévision fait son entrée dans bon nombre de foyers, même isolés. La traditionnelle hospitalité n’en perd pas pour autant sa ferveur. Nous goûtons avec délice à l’accueil et à la chaleur d’un peuple dont on dit souvent qu’il est intransigeant en affaires... Un joli paradoxe. 

Après douze jours de marche, nous recevons une belle leçon d’humilité en découvrant un décourageant nouveau Monument KM 0 de la piste Ho Chi Minh ! Au moins, nous sommes sur la bonne route...

Car la progression n’est pas toujours aussi certaine. La piste parfois s’efface et mène à des culs-de-sac. La nature y a repris ses droits, tous les tronçons n’étant pas entretenus ou goudronnés. Au cœur de la réserve de Hô Ke Gô, nous nous égarons aux abords du lac du même nom. Pour le meilleur, car nous jouissons d’un bivouac en amoureux idyllique, même si nous n’avons rien à manger ce soir. Et pour le pire, car le lendemain, c’est un affreux cauchemar que de s’extirper de la jungle qui l’environne. Après des heures d’angoisse, cette randonnée se termine en rampant dans le lit d’un ruisseau à sec... et le bienheureux hasard nous mène tout droit vers deux pêcheurs, en train de cuisiner sur un rocher un repas de riz et de poisson, dont ils nous réservent sans hésitation une part. Rencontre providentielle qui nous a tirés d’un bien mauvais pas !

A présent, nous entamons la traversée des Truong Son au cœur de la province de Hà Tinh. Même si nos échanges sont souvent sommaires car nulle langue commune ne nous unit, et la prononciation en six tons est hors de notre portée, nous parvenons parfois à récolter le témoignage d’anciens combattants. Ce midi, à proximité du village de Hà Phong, alors que deux sœurs, Mai Lam et Hoa, nous ont invités à partager leur repas, nous décodons que cet ancien soldat a vu naître son fils aîné mal formé. L’histoire de la piste Ho Chi Minh, c’est aussi une histoire de désastre humain et écologique, l’épandage de 80 millions de litres d’Agent Orange. Ce défoliant, extrêmement nocif, fut déversé de 1961 à 1971, dans des quantités et des densités chimiques très élevées, par les bombardiers américains qui survolaient la piste, poursuivant un double objectif : celui d’anéantir la jungle qui leur masquait les mouvements à terre de l’ennemi et celui d’affamer les populations civiles, toutes susceptibles de collaborer. Si la Guerre du Vietnam est appelée « la guerre qui n’en finit pas », c’est parce que ses répercussions sont toujours tangibles : les nappes phréatiques sont contaminées pour un siècle au moins et le nombre de maladies ou de malformations à la naissance demeure élevé. La Croix-Rouge vietnamienne estime le nombre des victimes à 1 million.

Nous décidons de faire un crochet par la côte, dans le Quang Tri. Nous ressentons le besoin de voir la mer, la joie des enfants, l’insouciance des pêcheurs. Ce début de périple est éprouvant physiquement et psychologiquement... Nous franchissons alors le 17ème parallèle, ancienne ligne de démarcation entre le Vietnam Nord et Sud. L’ex-frontière est matérialisée par « le pont de la réunification », qui enjambe la rivière Bén Hai, au cœur de la zone de « démilitarisation ». C’est cette ligne, franchie illégalement par les troupes nord-vietnamiennes, qui déclencha la guerre du Vietnam et le déferlement de l’arsenal militaire américain sous les ordres de Kennedy puis de Johnson. 

Avec soulagement, ce soir, nous sommes accueillis par Tinh qui parle un anglais presque parfait, première rencontre anglophone de notre périple ! Nous le mitraillons de questions, celles qui nous tourmentent depuis des semaines de cheminement physique et intérieur. Il y a trop de choses encore dont le sens nous échappe et qui rendent notre marche frustrante, à force d’interrogations sans issue. Car l’histoire de la piste Ho Chi Minh, à ce stade de notre avancée, c’est pour nous la chronique d’une tragédie sans alibi.

La route n°9, tronçon désormais goudronné de la piste, nous raccompagne dans les terres, nous précipitant dans ce qui fut une jungle terrifiante pour les Américains, et qui n’est plus qu’une forêt clairsemée aujourd’hui. Nous retrouvons les montagnes des Truong Son qui ont gagné en hauteur et en hardiesse. Elles augurent notre arrivée dans les territoires indigènes. Autochtones, ils sont habituellement appelés « minorités ethniques ». Mais nous préférons les nommer « peuples des montagnes », au pluriel car ils sont Brau, Muong, Bru-Van Kieu, Katou, Ta-Oi, Hre... : une vingtaine de communautés, fortes parfois de plus de 100.000 membres, comme les Bahnars et les Kohoi. Indifféremment situées de l’un ou l’autre côté de la frontière avec le Laos, elles font fi de ces délimitations administratives. 

En gagnant ainsi par la piste Ho Chi Minh le Sud-est du Laos, nous touchons à l’internationalisation du conflit et nous heurtons au drame qui en découla... En pénétrant les territoires voisins, les soldats vietnamiens précipitent des peuples dans un conflit qui ne les concernent pas. Le Laos, comme le Cambodge plus tard, se retrouvent au centre d’un conflit idéologique, communisme contre capitalisme. D’alliances stratégiques en rebellions organisées, chaque camp tente de s’en approprier les voies de communication... 

Et le Laos en paie le prix fort. Les Américains pilonnent de façon intensive son territoire pour tenter de venir à bout de la Piste Ho Chi Minh. Le pays atteint le triste record du pays le plus bombardé au monde par habitant. 260 millions de sous-munitions (dissimulées dans 4 millions de bombes) sont larguées de 1964 à 1973, dont un tiers n’aurait pas explosé au sol ! C’est dire l’héritage des nouvelles générations... Chaque année, on déplore 130 victimes de ces engins non-explosés, dont 35 morts -surtout des enfants- et on évalue mal le budget que vont encore requérir toutes ces années de nettoyage. 

Les premiers contacts avec ces peuples des montagnes se font plus encourageants au fil de nos pas, même si une distance naturelle s’installe entre nos interlocuteurs médusés et nous-mêmes timides et troublés. Notre piste est tout autant parsemée d’avertissements face au danger potentiel des « bombies » que de découvertes déconcertantes. Le recyclage étant de rigueur ici, un villageois n’hésite pas à construire à partir d’anciens explosifs son antenne parabole ou les pilotis de sa maison ! Gisent souvent à terre des bidons de phosphore éventrés (qui devaient brûler la forêt et dévoiler la piste aux B52). Regardant cet amas de rouille au centre du village paisible, Bâ Van désigne le ciel de sa main : c’est bien de là qu’ils viennent ! 

Bâ Van vient de nous accueillir dans sa maison de bois. C’est notre deuxième nuit dans les montagnes et nous sommes heureux d’être si facilement intégrés, même s’il règne une épaisse couche d’incompréhension... Son frère confectionne des paniers et chacun vaque à ses occupations jusqu’au moment où nous héritons d’une petite hutte, et c’est tout le village qui s’ébranle pour venir nous rendre une visite de courtoisie ! 

Le lendemain soir, nous essuyons nos premières pluies et venons nous réfugier précipitamment sous l’auvent d’un très modeste « boui-boui » qui vend quelques soupes thaïlandaises et boissons pétillantes. C’est alors que se lance une vive discussion entre Noh, Y Soai, Kpa Kloh, Yu et Siu Lul. D’un commun accord, ils nous indiquent l’école juste à côté pour nous inviter à y rester dormir... Nous fêtons cette invitation à grosses lampées d’alcool de riz artisanal dont ils raffolent particulièrement en ces jours désœuvrés qui s’annoncent... la saison des moussons éclot sans crier gare. Des trombes d’eau s’abattent et déclenchent en nous une angoisse gentiment dissimulée, vulnérables marcheurs que nous sommes.

La nature se déchaîne et les averses torrentielles rendent les villages de la zone parmi les plus isolés du pays. Les « Laotiens des plaines » ne s’aventurent jamais ici, les ONGs que rarement et en saison sèche uniquement. Car la piste en très mauvais état qui les relie au reste du monde, devient impraticable pendant la saison des pluies... Notre arrivée à pied, ruisselants, dans les villages cernés de jungles provoque donc sans conteste une surprise qui va crescendo ! 

Mais le découragement menace parfois, il suffit souvent d’un détail anodin pour nous faire basculer dans un désenchantement passager. La piste Ho Chi Minh est indéniablement une histoire de boue ! La guerre a duré seize années, de longues saisons où les armées ont aussi dû composer avec les éléments. Il est souvent admis que si les forces américaines et nord-vietnamiennes se livraient combat frontalement, elles avaient un ennemi commun : une nature féroce. La pluie, les typhons, les orages, les moustiques, les rivières impétueuses et puis la boue, excessive, monstrueuse, tragique, cette boue qui plongea l’armée américaine dans une dépression totale.

Dans le village d’Amlinh, sous le toit duquel nous sommes accueillis ce soir, nous prenons toute la mesure du dépouillement de cette société, totalement exclue du développement du pays, si modeste soit-il. Nous ne dînons pas avec nos hôtes car les femmes ne sont pas admises à partager le repas des hommes ; la présence de Cécile compromet donc notre désir de manger ensemble.

Un village se déplace toutes les décennies environ, au gré des esprits qui dictent, au travers de tel ou tel événement, le moment opportun et le lieu sacré pour le prochain établissement de la communauté. De la sorte, les hommes peuvent pratiquer la culture sur brûlis pour aménager quelques rizières et les abandonner au moment de migrer. Le reste provient de la forêt : cueillette, chasse, pêche, collecte d’insectes, récolte des plantes pour se soigner. Cet art de vivre ancestral rend plus difficile l’établissement de dispensaires, écoles ou commerces. Pour l’heure, ces communautés maintiennent leur équilibre fragile dans cette foi en l’immuabilité des choses et dans un respect infini pour les règles des Anciens. Nous observons avec admiration les gestes d’Amlinh qui, dans un même effort, tente de maintenir cette harmonie chancelante et de nous accueillir, nous les étrangers impromptus, symboles de la permanente menace qui les défie. L’agent orange est venu briser l’alliance éternelle avec la nature, les engins non explosés rompre sa confiance en elle car désormais tout déplacement est périlleux. Maintenant, l’ultime danger qu’encourt la forêt, c’est sa destruction totale et irrémédiable. Les bulldozers réduisent comme peau de chagrin ses dernières poches de résistance. La déforestation risque de mettre un point final aux cultures ancestrales des peuples des montagnes.

Et lorsque nous arrivons en ville, à Saravan, ce sont ces mêmes peuples des forêts qui viennent au marché pour gagner de quoi s’acheter un morceau de tissu, un savon ou une gamelle. Ces déshérités, apprenons-nous ici des paroles de Puih Kui, ont pourtant si intensivement participé aux efforts de guerre à l’époque. Ils guidaient les soldats dans cette jungle qu’ils maîtrisent parfaitement, ils les nourrissaient en partageant leurs modestes récoltes. Mais la piste Ho Chi Minh, c’est aussi une histoire d’injustice. Lorsque les combats ont cessé, les promesses n’ont pas été tenues, les hommes sont rentrés chez eux, désorientés, et les peuples autochtones n’ont pas été récompensés de leurs sacrifices immenses ; malgré quelques progrès symboliques, ils sont restés aux bans de la nouvelle société qui naissait après-guerre. Très loin de l’idéal promu par tant d’affiches de propagande...

En quittant Saravan, nous longeons le Sékong, sur une route qui devient goudronnée et où l’électricité fait de rares apparitions dans des maisons de briques. L’asphalte est flambant neuve et semble enfin mettre un terme au désengagement de l’Etat. Mais ce n’est qu’illusion car nous apprenons que ce macadam est « Made in Vietnam » : sa construction vient seulement faciliter le transport du bois qui s’effectue désormais dans d’énormes fourgons, et dont le trafic, en partie illégal, atteint des records ces derniers mois. Ironie de l’histoire... les Vietnamiens contrôlent donc toujours la piste mais au volant de leurs camions russes, ce ne sont plus des armes qu’ils font transiter, mais des troncs d’arbres.

Nous retrouvons d’ailleurs pour quelques jours le Vietnam des Hauts Plateaux, où Pleikan, modeste bourgade frontalière, nous paraît « surdéveloppée », après ces longs jours loin de tout. Ce n’est qu’un court répit car nous retrouvons vite la latérite sous nos semelles. Nous marchons pendant 5 jours dans un Vietnam interdit aux étrangers. C’est d’ailleurs la police qui met un terme radical à notre séjour. Après avoir été fouillés, interrogés à plusieurs reprises, nous devons monter dans leur voiture jusqu’à Pleiku et nous acquitter d’une amende. Ils nous intiment alors d’emprunter le bus sur 80km jusqu’au Cambodge...

Sur ces terres que nous abordons avec soulagement, la jungle a totalement disparu et les peuples des montagnes sont pour la plupart devenus des ouvriers agricoles dans les plantations d’hévéas (en partie aux mains de compagnies vietnamiennes ou chinoises). C’est dans ce pays que la piste Ho Chi Minh va rimer avec ferveur religieuse... Nous sommes très vite happés par une atmosphère dévote et délicieuse. La pluie a quitté nos talons et les couleurs vives des pagodes nous mettent un peu de baume au cœur. Après dix semaines de marche sur une piste torturée, l’immersion dans un univers spirituel nous apaise. Des temples en construction, comme ici à Bakeo, on les compte par dizaines ; quel contraste avec certaines de nos églises en déclin... A Banlung, Dara nous raconte ce qui l’a conduit à devenir novice, c’est à dire jeune moine chez les bouddhistes : c’est par reconnaissance pour ses parents qu’il s’est engagé à rentrer au monastère pour trois ou quatre ans. Sans moyen financier, il restera ici étudier en autodidacte les écritures saintes. Khim, quant à lui, nous avoue que son avenir dépendra des opportunités car il nourrit discrètement l’espoir d’obtenir une place au temple de Battambang, réputé pour son enseignement... sans doute deviendra-t-il moine un jour. Quand nous croisons plus loin Samat, Kosal et Hout, ils ne dissimulent pas qu’au monastère, au moins ils mangent à leur faim... En effet, novices et moines, dont le travail aux champs serait sacrilège, sont assurés de leur pitance quotidienne grâce aux fidèles qui leur distribuent leurs offrandes lors de la procession matinale. 

Au cœur du Ratanakiri, nous croisons les pas de « Monsieur Paul ». Ancien écolier marseillais, orphelin de guerre, il est revenu au pays pour servir son roi au moment de l’indépendance du Cambodge, en 1953. Il n’a pas pratiqué le français depuis trente-quatre ans mais ne trouve aucune difficulté à nous raconter son pays, son passé, et ses souvenirs sur la piste Ho Chi Minh - plutôt appelée ici péjorativement « la piste des Vietnamiens » ! Voisins envahissants, ces derniers s’appropriaient les axes stratégiques et entraînaient le royaume dans le conflit, malgré lui, dès 1970. Il ne dissimule pas non plus que plus tard, cette voie a facilité l’accès au pouvoir des tortionnaires Khmers Rouges, soutenus par les mêmes nord-vietnamiens communistes... En moins de quatre ans, ils tueront 2.000.000 de personnes.

Malgré les efforts de dissuasion des villageois, nous décidons d’emprunter les sentiers de charrettes à zébus pour gagner le Mondolkiri. C’est bien par là que passaient les résistants pour atteindre le front au Sud ! Nous rejoignons d’abord en pirogue, depuis Lumphat, un petit village à majorité lao. « A la saison des moussons, la piste est impraticable », nous informe-t-on. Mais c’est pire que cela... la piste s’est dissoute en un marécage boueux ! La pluie s’abat sur nous pendant plusieurs jours. Nous marchons, obstinés, dans un paysage ravagé par la culture sur brûlis. Les pauses se font sur des troncs d’arbres. Impossible de trouver un abri, impossible de s’asseoir par terre où l’eau ruisselle. Peu à peu, l’eau nous monte jusqu’aux genoux. A la fin du parcours, nous devons franchir une rivière sortie de son lit. Nous répartissons nos affaires dans plusieurs sacs plus petits, enveloppés de sacoches en plastique, et traversons le courant, en équilibre sur un tronc immergé, de l’eau jusqu’aux épaules… Nous arrivons éprouvés à destination, à Khok-Gnek, d’où s’étire un vrai chemin connecté au reste du pays. Ouf !

Un détour en camionnette s’impose pour un repos mérité à Phnom Penh et l’opportunité de rencontres qui nous tiennent à cœur, sur le thème de la liberté. Nous interviewons notamment le représentant de l’ONU pour les droits de l’homme, qui dénonce les expropriations des communautés autochtones, menées en vue d’une culture intensive des hévéas (filière du caoutchouc). 

Nous repartons ragaillardis le long du mythique Mékong. Là, longeant la rive plein sud, serpentait une autre portion très pratiquée de la piste Ho Chi Minh. 200km de sentiers de latérite alternent avec du bitume et nous mènent de retour au Vietnam.

Si nous quittons le Cambodge avec regret, c’est avec émerveillement que nous découvrons, après 80km de marche au Sud-Vietnam, la ville de Ty Ninh et le berceau de la religion Cao Daï. Au terme de notre cheminement agité, elle nous enseigne un message de paix, nous offrant une relecture des grandes religions de la planète : elle les fait toutes fusionner ! A l’intérieur du temple principal, la décoration est stupéfiante : un immense œil dessiné au centre du globe terrestre, et Jésus sagement assis sur les épaules de Confucius, portant lui-même Mahomet et Lao Tseu !

De cette ville étonnante, une infection à l’orteil de François nous oblige à rejoindre Saigon en bus. Après une semaine de repos forcé et d’antibiotiques, nous reprenons notre aventure, là où nous l’avions quittée.

Nous savourons alors nos dernières journées d’itinérance. Ce soir, des pêcheurs du Lac Dâu Tiêng nous invitent à partager un poisson, l’alcool de riz coule à flot. Le lendemain, nous sommes arrachés de force à Leù, les yeux remplis de larmes, avant de nous voir décamper sur les motos de policiers vers un hôtel improbable... Nous rallions les tunnels de Cu Chi, champ de bataille devenu musée national visant à sublimer la résistance communiste. Ici comme ailleurs au Vietnam, la désinformation tourne à plein régime. Nous confions notre désarroi au guide de ce site touristique. Pourquoi cette guerre et tant de morts ? Pour rester sous le joug d’un pouvoir totalitaire ? Quel destin aurait connu le pays si les Américains avaient vaincu ? Serait-il si différent, maintenant que le pays s’est converti au capitalisme ? Notre guide nous assure que si la police nous a expulsés de chez Leù la veille au soir, c’est que le pays est sous la menace du monde entier... La piste Ho Chi Minh fut et reste bien une histoire de propagande.

Et notre arrivée à Ho Chi Minh Ville nous le rappelle avec émotion. Nous entrons enfin à pied dans l’ancienne Saigon. Pour couronner ces 2000km d’immersion dans l’histoire de la piste, le hasard nous mène à Sonny, ancien « boat people », aujourd’hui réfugié politique, citoyen américain. « Vous avez marché sur la piste rouge, nous confie-t-il, la piste de sang... ». Fils d’un gradé sud-vietnamien, il nous raconte sa jeunesse. Après guerre, il a vu son père subir dix années d’internement dans un camp de rééducation. Et son passé familial l’a privé de tout espoir de poursuivre ses études supérieures.

Pour certains, la fin de la piste Ho Chi Minh était le début d’une autre page tragique de leur histoire.

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